Shtrak, fondateur de l'alliance

Je ne m’y habitue pas. La douleur est là en permanence, à chaque instant. Quoi que je fasse, elle ne veut pas s’éloigner. Même quand je dors, elle me hante. Mes rêves – ou plutôt mes cauchemars – ne sont que souffrance. Je ne suis pourtant pas malheureux, j’aime ce que je suis, mais j’endure un tourment éternel.

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Tout cela remonte à près de mille ans. À cette époque, ma famille existait déjà et mon ancêtre administrait une petite province pour son Roi. Le monde était plus calme que maintenant, les peuples vivaient en bonne entente, ou pour la plupart dans l’ignorance les uns des autres. Dans de telles conditions, il aurait été inutile d’entretenir une vaste armée : seul le maintien de l’ordre était nécessaire, nul envahisseur n’était à craindre. Il n’y avait donc qu’une milice minimale pour patrouiller dans les rues. C’était une grave erreur.
À quelques centaines de lieues, des mercenaires et des soldats s’étaient regroupés. Désoeuvrés à cause de la paix qui régnaient, peu désireux de travailler la terre pour subvenir à leurs besoins, ils décidèrent de prendre les richesses et les ressources là où elles se trouvaient : chez les autres. Ce fut une catastrophe sans précédent pour les petites seigneuries alentour. Ce fut également pour mon aïeul une ouverture vers le monde. Bien malgré lui, il dut apprendre le métier des armes et la stratégie militaire. D’exploitant agricole, il devint général. Ses paysans et métayers se muèrent en soldats et sergents. Les épées remplacèrent les charrues. Alors qu’il était verdoyant, le pays se transforma en champ de bataille.
Pourtant, malgré toute la bonne volonté de ces gens, il n’y eut aucun renversement de situation. Un fragile statu quo fut mis en place, basé plus sur la lassitude de l’assaillant que sur un équilibre des forces. Au bout de dix ans de guerre, lassé, Shtrak Premier se jeta du haut d’un donjon. Son épouse prit la fuite, emportant avec elle leurs deux enfants.

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Pendant près de six cents ans, notre famille perdura sans aventure notable. Paysans, artisans, commerçants, nous étions devenus des gens normaux. Ce n’était que le soir, en fin de repas, que se répétait la légende : nous n’avions pas toujours été ainsi !
Mon frère et moi écoutions ces récits avec admiration. Passant outre la défaite et l’issue tragique, nous ne voulions garder qu’une seule image en tête : il y avait eu un héros dans la famille ! Et quel héros ! À lui seul, il avait résisté à des hordes de guerriers venus de lointains pays.
Bien sûr, nous savions que ce n’était pas tout à fait ainsi que ça s’était passé. Mais quand on a huit ans, on a besoin d’un idéal, de quelque chose à admirer. D’un modèle. Ce lointain ancêtre, c’était pour nous l’homme à imiter, le but à atteindre. Notre vie entière serait consacrée à cela : nous rapprocher le plus possible de ce qu’il était. En ces temps de pauvreté, ce petit espoir nous donnait du cœur au ventre : un jour, nous serions nous aussi des héros !
Lorsque notre mère mourut, nous sommes partis. Aucune destination précise, mais une idée obsédante : aller ailleurs. Loin. Là où rien ne nous rappellerait notre enfance. Notre voyage a duré plusieurs mois, pendant lesquels nous nous sommes aguerris. Les rencontres avec les animaux sauvages ou les bandits nous ont formés, mais surtout nous ont appris à ne compte que sur nous-mêmes. Finalement, nous étions devenus des hommes lorsque nous sommes arrivés dans une immense région presque vide. On apercevait des châteaux au loin, maigres signes de présence humaine. Dans une vaste clairière, au milieu de la forêt qui envahissait une large vallée, mon frère s’est arrêté et m’a dit que nous n’irions pas plus loin. C’est là que nous avons construit notre petite cabane. En explorant les alentours, nous avons rencontré quelques personnes qui s’étaient, elles aussi, installées là. D’anciens paysans comme nous, mais aussi quelques magiciens ainsi que des démons. Heureusement pour nous, ces derniers étaient pacifiques et conciliants.
Quelques mois après notre arrivée dans la région, mon frère est mort. J’aimerais pouvoir dire que c’était lors d’un combat glorieux, mais la vérité est plus terre à terre : il s’est noyé. L’espèce d’étang verdâtre dans lequel il est tombé ne devait pas être naturel parce que, quelques heures après sa mort, alors que je m’apprêtais à l’enterrer, mon frère s’est relevé. Son regard vide, ses gestes raides ne trompaient pas : il était toujours défunt.
Décédé ou pas, c’était mon frère et mes sentiments pour lui n’avaient pas changé. J’ai aussitôt vu qu’il avait gardé sa personnalité. Ses nouveaux pouvoirs, en revanche, m’effrayaient : il semblait sentir et dominer la mort. C’est ainsi que, progressivement, des cadavres ambulants nous ont rejoints. Les premiers étaient très faibles, surtout des squelettes et des zombis, mais rapidement ils ont été rejoints par d’autres créatures. Notre petite cabane était devenue une nécropole, sur laquelle régnait mon frère. En hommage aux temps passés, il prit le nom de Shtrak II. Pour rester longtemps près de lui, j’ai laissé un de ses nécromanciens s’occuper de moi. J’étais un guerrier, je me suis fait magicien puis, lors d’une sombre cérémonie, je suis devenu une Liche.
Nos proches voisins ne furent pas troublés par notre situation. Au contraire, nous étions une sorte de curiosité dans la région, ce qui attira beaucoup de monde à nous. Certains royaumes sont allés jusqu’à joindre leur destin au nôtre ! En même temps, nos espions nous rapportaient la création d’empires non loin de chez nous. L’histoire se répétait, mais cette fois-ci nous ne serions pas des victimes ! Nous avons noué de bonnes relations avec toutes les seigneuries alentour, mais nous restions vigilants.
Au bout de quelques années, des conflits ont commencé. Nous étions épargnés, mais nous n’aimions pas voir tous ces gens s’entredéchirer. C’est alors que nous avons entrepris de pacifier la région, la plupart des temps par la persuasion et la négociation, mais une fois nous avons dû frapper, pour montrer que nous étions sérieux. Nous voulions la paix, quitte à l’arracher des tripes des belligérants !
En visitant une forêt encore inexplorée, nous sommes tombés sur un gigantesque château. Il avait de toute évidence été habité à une époque, mais ses occupants l’avaient abandonné depuis longtemps. Alors que nous étions en train d’escalader les murailles, des soldats sont sortis de la forêt et nous ont obligé à prendre la fuite. Une nouvelle tentative s’est soldée par le même résultat. Ce n’est que la troisième fois que nous avons pu entrer, puis installer une petite armée en garnison. De là, nous avons repéré ceux qui nous avaient attaqués sans raison. Nous n’étions pas plus rancuniers que qui que ce soit, mais nous ne pouvions pas accepter une telle attitude. Nous sommes donc, à notre tour, entrés en guerre.
Leurs troupes étaient dirigées par un colosse à la tête d’hommes surentraînés. Pendant les premières semaines, il réussit à repousser toutes nos tentatives de capture de leurs cités. Ce n’est qu’en revoyant notre stratégie que, de guérilla non concertée, nous sommes passés à des assauts en règle contre la plupart de leurs villes. Nous allions gagner quand, un après-midi, une immense lueur a embrasé l’horizon. Aveuglés, nous sommes tous tombés.

***

Je me suis réveillé dans les limbes, aux portes des Enfers. En tant que Liche, j’ai réussi à m’arracher à ces lieux. Mes pouvoirs m’ont permis de retrouver le monde normal. Hélas, je ne reconnaissais rien autour de moi. Mon corps me faisait souffrir atrocement. L’explosion de magie pure qui nous avait tous anéantis m’avait laissé inconscient pour quatre siècles, pendant lesquels mon corps avait enduré les privations. Pas de nourriture, pas de boisson, rien. Quand je me suis réveillé, quatre cents ans de faim me tiraillaient. De mort-vivant, j’étais devenu totalement mort, soutenu seulement par ma force mentale, pour une raison que j’ignorais. Que m’était-il arrivé ? Pourquoi ai-je pu sortir de cette stase ? Aucune réponse à cela...
Dix ans se sont écoulés, certains de mes anciens compagnons sont revenus, eux aussi libérés du néant par une force inconnue. D’autres nous ont rejoints. J’ai mal, toujours. Je sens que mon corps ne s’arrêtera jamais de souffrir. Mais je sens, quelque part au fond de moi, que j’ai une mission. Des images me hantent à tout moment. Je vois des ailes déployées, je sens un souffle chaud. Quelque chose me pousse en avant, vers un destin que je ne vois pas, mais que je sais glorieux. Comme mon lointain aïeul, je serai un héros. Sous ma bannière, des braves accompliront des prouesses. Chaque homme, chaque défunt, chaque démon rallié à moi sait que je serai toujours là, à ses côtés. Ensemble, nous sommes plus forts. Nous portons en nous la mémoire du temps passé, l’espérance d’un monde meilleur que celui que nous avons connu. Nous serons là pour toujours, l’esprit tourné vers l’avenir. À chacun, nous apportons un éternel espoir.

Mince alors, et si tout était vrai. Si les dires rapportés par les voyageurs venant de la cité du Seigneur Shtrak sont vraies, nous avons peut-être fait une erreur en renvoyant le vieux fou. Toutes ces histoires me semblent familières tout de même. Réfléchis, réfléchis… Il faut que tu te souviennes …
Il faut que je parte à la rencontre du vieux sage, nous l’avons banni à cause de toutes ses inepties mais je commence à me souvenir. Toutes ces images et ces voix dans ma tête, il faut que je sache.

Voilà, j’y suis ! Pas très loin de la cité, dans les bois, vit un vieux sage que personne n’ose plus regarder. Il a été banni de la cité depuis … je ne sais plus d’ailleurs. Lui, qui disait connaitre notre histoire et vouloir la transmettre. Ses récits étaient trop farfelus et trop sombres pour que les enfants entendent ça. Me voici à présent devant sa demeure. Pourvu qu’il soit là, pourvu qu’il me raconte. Bon, je me lance.

A ma grande surprise, je suis bien reçue, aucune rancœur n’habite ce personnage. Il m’offre un siège et de quoi me restaurer, m’explique qu’il espérait bien me voir revenir un jour. Il sait très bien que si je suis là, c’est parce la mémoire me revient et il commence à me raconter notre histoire.

De retour à mon village, je ne sais que faire. Je ne peux raconter cette histoire aux autres ou c’est moi qui serais bannie. Je vais tout consigner en espérant que mes écrits ne tombent pas dans l’oubli et qu’un jour, une héritière les lira et comprendra quel est notre destin.

« Au plus loin que remonte les témoignages, nos ancêtres étaient … humains. De gentils paysans qui vivaient sous la protection du château de l’Archange. Ils vivaient paisibles et sereins, se développaient tranquillement mais avec le temps, leurs voisins ont pris les armes et ils ont dû en faire de même. Mais le royaume était dirigé par une femme qui ne supportait de voir couler le sang tentant désespérément de raisonner ses voisins comme ses amis mais le goût du sang était trop fort chez ces guerriers. Elle s’est peu à peu fermée aux autres, ennemis comme amis, il lui était très difficile de communiquer et elle finit par s’isoler totalement, dirigeant ses armées de loin pour éviter au peuple de subir le joug de l’ennemi. Malgré son isolement, elle avait accompli de grandes choses, participé à de grandes batailles dans sa jeunesse, résisté à de féroces attaques, construit des bâtiments mythique mais son nom tomba vite dans l’oubli, elle s’appelait Electra.

Les années passèrent, les chefs se succédèrent, de plus en plus attirés par la barbarie et le sang, de plus en plus corrompus par les flammes de l’enfer. Les flammes gagnèrent les villes et les habitants aussi. C’est ainsi que nous sommes devenus des démons. Le temps passa sans grand bouleversement … jusqu’à moi. Le grand sage m’a raconté ma propre histoire qui s’était étrangement effacé de ma mémoire. Mais je me souviens à présent.

Je suis Electra, du même nom que cette humaine qui était notre ancêtre. Quand je pris la tête du royaume, à la mort de ma mère, nous étions assez peu développé et isolé du reste du monde. Très vite des messagers vinrent à nous, de plusieurs villes voisines. Des seigneurs se regroupaient et voulaient que l’on se joigne à eux. J’ai fait espionner ces seigneurs pour vérifier leurs intentions et c’est finalement le Seigneur Shtrak que nous avons rejoint. Pendant des années, nous nous sommes étendus à ses côtés, avec bien d’autres dirigeants de royaumes, nous avons combattu sous la bannière d’Eternel Espoir, étrange nom pour un clan dirigé par une Liche mais ses intentions étaient proches des nôtres alors le nom importait peu. Et puis un jour, tout a disparu.

Alors, ont commencé les appels, les voix qui me disaient de revenir, que ma quête n’était pas terminée, que je devais continuer. Mon nom n’était pas une coïncidence, je portais SON nom et je devais accomplir ce qu’Elle avait commencé. Je comprends maintenant. Et puis il y a eu ce code dans ma tête toujours. Une voix d’outre-tombe qui me guidait jusqu’à elle. La lumière revint, tout avait changé, nos maisons, nos champs, tout avait disparu. Nous entreprîmes de reconstruire Kalix, la nouvelle. Très rapidement, le Seigneur Shtrak revint nous chercher. Il était tout proche. Cette voix, c’était lui, nos destins sont donc liés.

J’ai une destinée à accomplir mais ce n’est pas seule que je dois l’accomplir. Je sais maintenant pourquoi je combats, et je sais que sous la bannière d’Eternel Espoir, j’atteindrai mon but et rendrais honneur à mes ancêtres. Gloire et honneur à mon clan ! »

23h, la ville s’endort calmement.
A part quelques travailleurs acharnés, tout le monde rentre, pressé de se coucher pour voir enfin demain se lever. Il reste tant de choses à faire, tout doit être parfait. Demain, la petite princesse fête son niveau 10. Depuis des jours que j’attends ça, nous y sommes enfin. Tout a été organisé, les invitations ont été lancées, les cadeaux sont prêts, la ville se pare de mille couleurs pour que dès le levé du soleil, le monde entier voit briller la cité de Kalix. Quelle fierté d’en arriver là. C’est un peu grâce à moi si elle a appris tant de choses. Les larmes me viennent, il faut que je pense à autre chose. Tout n’est pas encore prêt.
Les derniers préparatifs terminés, je me retire moi aussi et tente de fermer les yeux mais l’excitation qui m’habite est grande et je ne trouve pas le sommeil. Je décide de me replonger dans mes récents écrits pour comprendre ce qui m’attend en apprenant d’où je viens.
Le vieux sage n’a cessé de me dire que le moment venu, je saurai quoi faire, que tout est en moi, que ça l’a toujours été. Mais de quoi parle-t-il ? Pour réussir ma quête, il me faudra apprendre l’art de la guerre à mes soldats, enrichir mon royaume et dominer les terres qui m’entourent… De belles phrases sans grand sens pour moi. Tout est en moi, ça l’a toujours été … Tu parles !
Sur ces réflexions, je m’endors. Des rêves étranges viennent troubler mon sommeil, je ne comprends pas tout. Il y a des flammes, un dragon dans le ciel qui ravage tout sur son passage et puis… de l’espoir. Je me sens bien, protégée, tout brûle autour de moi mais je n’ai pas peur. Je ne suis pas seule. Quelle étrange sensation…
Réveil en sursaut. Etait-ce réellement un rêve, ou était-ce un souvenir. L’espoir a disparu, il ne me reste que l’horreur des flammes, marrant pour un démon d’avoir peur du feu. Et si cela était l’avenir. Je suis perdue, je ne sais plus. Laissons passer demain puisque la ville sera à la fête mais il va falloir allez quérir d’autres sages pour savoir précisément ce qu’il en est et pour obtenir des réponses.